21

 

Épuisée par les excès de la veille, Hatchepsout dormit profondément. Elle se réveilla juste avant l’aube, se leva et attendit anxieusement ce moment tant désiré. Nofret avait installé son siège face à l’orient et, tout en prenant place, elle entendit arriver le grand prêtre, le deuxième grand prêtre et leurs acolytes. À son ordre, Nofret ouvrit la porte devant laquelle se tenaient respectueusement Hapousenb, Ipouyemré, le petit Touthmôsis ainsi que les autres prêtres portant les encensoirs. Hatchepsout ne bougea pas, les yeux fixés sur l’horizon où Râ pointait à peine, et les prêtres entonnèrent l’hymne des louanges : « Salut à toi, ô puissante incarnation qui t’élèves tel Râ à l’orient ! ô Émanation du dieu sacré ! »

Elle reçut leurs hommages avec une sorte d’orgueil et d’avidité jalouse. Somme toute, le trône, le pays et le dieu lui revenaient de droit, de par sa naissance. À la fin des prières, Râ s’élevait déjà haut dans le ciel, libéré des griffes de la nuit. Puis les portes se refermèrent derrière les prêtres qui se rendirent au temple pour y attendre la venue du pharaon.

Nofret ordonna les préparatifs du bain. Les gardes laissèrent entrer l’un après l’autre les princes et les nobles autorisés à assister aux ablutions du pharaon. Elle fit glisser sa longue robe et plongea dans l’eau puis, après les avoir salués, profita de l’occasion pour s’entretenir avec eux des travaux de la journée, tout en se laissant laver par ses esclaves. Après le départ de ses conseillers elle s’étendit sur une banquette de cèdre pour y être parfumée, massée et frictionnée. Une fois vêtue, portant le cobra et le faucon, symboles de son immense puissance, elle se rendit au temple afin d’y accomplir les rites sacrés, pour la première fois depuis son couronnement.

Dans le sanctuaire, assistée de Thot et d’Horus, elle ouvrit la châsse et encensa le dieu. Elle écouta les prières des prêtres consacrées à la santé et à la sécurité du pharaon. Tout en procédant à ces rites, elle se sentit envahie d’une joie profonde. Depuis son enfance elle avait toujours su qu’un tel jour arriverait.

Inéni était déjà dans la Salle des Audiences, les dépêches empilées devant lui sur la table. Anen et les autres scribes attendaient aussi, prêts à consigner les ordres du jour. Inéni, les traits tirés et les rides du nez et de la bouche fortement marquées, salua Hatchepsout, cassé en deux. Ses membres étaient douloureux et toutes ses articulations le faisaient souffrir, il ne lui tendit pas, comme à l’accoutumée, le premier dossier.

— Que se passe-t-il donc, mon ami ? lui demanda-t-elle.

Il s’inclina de nouveau avec la plus grande difficulté.

— Majesté, je ne sais comment vous annoncer cela, mais je voudrais démissionner de mes fonctions de trésorier.

Elle regarda à nouveau le beau visage fatigué et remarqua sa pâleur.

— Êtes-vous mécontent de moi, Inéni ? Ma politique vous déplairait-elle ?

— Non, répondit-il en souriant, rien de tel. Mais je commence à me sentir vieux, et mes responsabilités sont de plus en plus lourdes. Je continuerai toutefois à bâtir pour vous, mais à mon propre rythme, si vous le voulez bien. En tant que gouverneur de Thèbes, j’ai déjà tant de travail que ma vie entière ne pourrait y suffire ; de plus j’aimerais passer un peu plus de mon temps parmi les miens et travailler à mon tombeau.

— Voilà longtemps que vous êtes à notre service, admit-elle. Vous étiez déjà indispensable à mon père, et je dois avouer que vous me manquerez énormément, car votre savoir est considérable. Eh bien, soupira-t-elle, qu’il en soit ainsi. Vous partez avec ma bénédiction. Accepterez-vous tout de même mes invitations à dîner ?

— Toutes les fois que vous le désirerez !

— Qui serait susceptible de vous remplacer ? Avez-vous un autre trésorier à me recommander ?

Elle était allée droit au but, mais Inéni tenait déjà sa réponse prête.

— Je vous propose Tahouti. Il est honnête et consciencieux, et, bien que rarement frappé d’éclairs de génie, il travaille avec une grande assiduité.

— J’accepte donc Tahouti. Doua-énéneh, allez le chercher. Il commencera immédiatement. Inéni, restez encore un mois ou deux pour le mettre au courant, et ensuite, je vous laisserai partir. Le gouvernement subit de véritables bouleversements… En attendant, nous pourrions commencer. Qu’avons-nous reçu ce matin ?

Inéni choisit un rouleau.

— Il y a une lettre d’Inebny, votre vice-roi de Nubie. Il vous fait savoir qu’il ne pourra pas vous envoyer plus d’or que ce qu’il vous remet d’habitude…

Le règlement des affaires courantes prit fin aux environs de midi ; Hatchepsout déjeuna seule dans ses appartements avant de faire la sieste, et prit conscience pour la première fois de l’isolement où la confinait le pouvoir absolu, mais elle n’aurait jamais songé à échanger sa double couronne contre un palais rempli d’amis. Elle cala son cou contre l’appui-tête et, un majestueux sourire aux lèvres, ferma les yeux.

 

Avant la fin de la première année de son règne, elle avait entièrement fait transformer les appartements pharaoniques, abattant des murs, relevant la hauteur des plafonds, perçant de nouvelles ouvertures. Une fois les travaux achevés, elle emménagea dans des pièces plus vastes, plus hautes, plus riches qu’auparavant. Elle n’avait pas touché aux sols, déjà revêtus d’or et fort beaux, mais Tahouti avait réalisé sur les murs de gigantesques reliefs en argent massif qui s’élevaient jusqu’aux plafonds bleus. Allongée sur sa couche dont la tête représentait celle d’Amon et les pieds ses pattes de lion, elle pouvait voir les trois murs lui renvoyer son image pharaonique, le menton accusé par la petite barbe droite, le front large et serein sous la double couronne ornée du cobra et du faucon.

Elle n’avait pas pour autant oublié Amon. Son effigie brillait dans toutes les pièces ; devant chacune de ses représentations étaient déposés de la nourriture, du vin et des fleurs ; l’encens y brûlait jour et nuit, répandant dans tout le palais son parfum de myrrhe.

Ses architectes, artistes et tailleurs de pierre n’étaient pas restés oisifs non plus. L’allée prévue entre le fleuve et le temple était enfin réalisée. Elle l’avait fait border de sphinx, aux corps de lion comme le dieu-soleil, mais les visages impassibles devant lesquels défilaient les fidèles n’étaient autres que le sien, répété à l’infini, merveilleux de beauté, royal et distant. Des bassins et des jardins furent aménagés autour du temple, et bientôt les oiseaux s’y abritèrent. Mais, lors de ses fréquents séjours de l’autre côté du fleuve, elle sentait que quelque chose manquait pour rendre Amon vraiment satisfait des efforts de sa fille, pour faire de ce lieu le plus beau de l’Égypte. Il n’avait pas encore daigné lui en donner la raison, mais elle demeurait convaincue qu’il la lui apprendrait tôt ou tard.

Elle commença à faire inscrire l’histoire de sa vie sur les murs éclatants de soleil des terrasses. Les artistes se mirent au travail et sous la surveillance impitoyable de Senmout, peignirent sa conception miraculeuse, sa naissance royale, son couronnement, et les hauts faits de sa vie.

Senmout passait aussi de nombreuses heures dans le sanctuaire taillé dans la montagne, où ses propres artistes s’appliquaient à inscrire pour l’éternité ses titres et le récit de son accession aux sphères du pouvoir. Mais le succès ne l’aveuglait pas, et il fit inscrire son nom sous la fine couche de plâtre sur laquelle on appliquait la peinture, de sorte que si les vents changeaient et si son roi venait à perdre le pouvoir, les dieux puissent encore se souvenir de lui.

Dans toute l’Égypte et loin dans le désert, Hatchepsout laissa de monumentaux témoignages de son règne. Partout où se pouvait tourner le regard de ses sujets, ils rencontraient son portrait royal, symbole de la pérennité du pharaon ; et tous de s’émerveiller et de louer le Fils du Soleil.

Du riche palais parfumé jusqu’aux champs, aux villages et aux villes, en passant par le temple, Hatchepsout imposait partout sa volonté. En nommant Hapousenb grand prêtre, elle avait habilement uni la religion à l’État, sûre à présent de ne rencontrer aucune opposition d’un côté ni de l’autre.

Cinq ans après le couronnement, Hapousenb abandonna ses charges de vizir, afin de se consacrer entièrement à ses fonctions thébaines. Il n’était toujours pas marié. Nombreuses étaient les femmes d’Hatchepsout qui le désiraient pour époux et nombreuses aussi celles qui s’étaient ridiculisées en essayant d’attendrir cet implacable regard toujours souriant. Il les traitait toutes avec la même amitié réservée et polie, mais sa belle demeure aux larges allées descendant vers le fleuve demeurait encore dépourvue de maîtresse de maison. Certes, il avait des concubines, et au moins cinq ou six enfants, mais elles le voyaient assez rarement. Il passait silencieusement du temple au palais, et ne rentrait chez lui que pour se reposer, lire et dormir.

Cette même année, le père d’Ouser-Amon mourut et son fils devint vizir du Sud. Il fut rapidement submergé par l’abondance de travail lié à la gestion de son patrimoine, mais ne perdit pas pour autant son effronterie légendaire ni son goût pour le beau sexe. Il faisait à la fois la terreur et les délices du palais et Hatchepsout le tenait en affection.

 

Un matin glacial apporta à Hatchepsout la surprenante nouvelle de la mort de Moutnefert. Elle avait complètement oublié l’imposante vieille femme, qui ne s’était jamais remise de la mort de son fils et vivait confinée dans ses appartements. Ses larmes et ses lamentations avaient fini par lasser ses femmes, et progressivement ses cris de chagrin avaient fait place à une muette indifférence envers tout, excepté les souvenirs de Touthmôsis et les prières des morts. Elle ne cessait pas pour autant de manger avec excès, mais ses bijoux demeuraient abandonnés dans leurs coffrets, les bavardages et commérages ne retentissaient plus dans ses appartements, et personne ne lui rendait visite, à l’exception de Néféroura, qui venait de temps en temps s’asseoir à côté d’elle sur sa couche pour l’entendre raconter les histoires du temps où son père était prince et sa mère une enfant. Moutnefert n’aimait pas Aset et avait souvent reproché à son fils de l’avoir introduite au palais. Elle n’avait jamais exprimé le désir de voir son petit-fils, mais elle aimait tendrement Néféroura et, à la fin de sa vie, sa douce présence la réconfortait.

Néféroura ne pleura pas lorsque sa mère lui apprit la mort de Moutnefert. Elle se contenta de hocher la tête.

— Ma grand-mère était morte intérieurement bien avant de mourir extérieurement… à cause de mon père, fit-elle froidement remarquer à Hatchepsout. À présent, elle doit être heureuse, tranquillisée par sa présence. Je ne la pleurerai pas, cela lui aurait déplu.

Moutnefert fut donc ensevelie dans le splendide tombeau que lui avait fait élever Touthmôsis Ier, et Hatchepsout assista à ses funérailles, encore étonnée d’avoir pu vivre si longtemps sous le même toit qu’elle, totalement oublieuse de sa présence.

 

Pendant la sixième année de son règne, des voleurs furent surpris à essayer de pénétrer dans le tombeau de son père. Pâle de colère, elle siégea en personne au palais de justice, lors de leur interrogatoire. Ses pensées se portèrent sur Bénya, seul survivant des travaux de la vallée où reposaient sa mère, son père et son frère. Elle l’envoya chercher ainsi que Senmout, mais leur parla en particulier dans ses appartements.

— Six hommes attendent le bourreau en ce moment même, leur apprit-elle rapidement. Ils ont juré être les seuls à avoir profané le dieu mon père, mais comment puis-je en être absolument certaine ?

Elle regarda intensément Bénya, pâle et tendu entre deux gardes, mais il soutint calmement son regard. C’était à présent un beau jeune homme et un ingénieur de talent, et elle était la première à reconnaître ses nombreux mérites. Elle se tourna vers Senmout.

— Il y a de nombreuses années mon père a épargné à votre ami une mort certaine. Quel est l’état de ses richesses depuis lors ?

Senmout lui répondit avec colère, conscient de la peur et du désarroi qu’elle ressentait, mais blessé par son manque de confiance.

— Majesté, depuis ce temps-là, Bénya n’a jamais soufflé mot de cette histoire. Dans le cas contraire, le tombeau du dieu Touthmôsis aurait été profané depuis longtemps. Quant à ses richesses, vous feriez aussi bien de lui poser directement la question.

— C’est à vous que je la pose. Répondrez-vous insolemment à votre roi ? lui rétorqua-t-elle. Bénya est le seul à avoir pu renseigner ces profanateurs. Que puis-je penser d’autre ?

Bénya, loin d’avoir perdu l’usage de ses facultés, lui répondit avec sang-froid.

— Et que dire de tous ceux qui ont accompagné le dieu à son tombeau ? des femmes, des prêtres et de tous les autres ? Pensez-vous vraiment que je puisse m’abaisser à voler le dieu qui m’a épargné ?

— C’est bon ! coupa-t-elle avec un geste d’impatience. Je ne vous croyais pas réellement coupable, Bénya, et je suis navrée de vous avoir fait arrêter. Relâchez-le !

Les gardes le libérèrent et sortirent. Il se frotta les poignets.

— Majesté, je vous conseille de faire transporter en un lieu plus sur le corps de votre père ainsi que tous ses biens, proposa Senmout.

— Je me fais fort de lui trouver un endroit convenable, ajouta Bénya, le visage éclairé d’un large sourire. Je vais m’en occuper.

Elle resta un moment bouche bée devant une telle audace, mais ils finirent par éclater de rire.

— Quoi qu’il en soit, reprit-elle, sérieuse, l’affaire est importante. Puisque vous aimez à ce point votre travail, Bénya, je vous autorise à vous en occuper. Vous devriez penser aux falaises derrière mon temple. Il y a toujours beaucoup d’allées et venues dans ces parages, même la nuit, et cela m’étonnerait fort que quiconque ose s’aventurer si près de mes prêtres.

— C’est une excellente idée, Majesté, approuva Bénya.

— Et puisque vous êtes si empressé à me témoigner votre zèle aujourd’hui, poursuivit-elle avec une pointe de malice, j’ai encore autre chose à vous demander. Je ne veux plus du tombeau qu’Hapousenb a construit pour moi. Percez un tunnel à partir de mon autel, Bénya, le plus profondément possible dans la roche. Ainsi je reposerai plus près de ceux qui me sont chers. Je ferai ériger une statue de mon père sur l’autel, à côté de la mienne et de celle d’Amon. Ainsi les fidèles pourront nous prier tous les trois car il n’existe assurément aucun dieu plus puissant qu’Amon, aucun pharaon plus grand que Touthmôsis, ni d’Incarnation plus belle que moi-même.

 

Les enfants royaux se développaient comme de jeunes pousses vigoureuses. Touthmôsis devint prêtre et officiait tous les jours au temple, mais tous ceux qui le connaissaient doutaient qu’il y restât longtemps. Il était trapu et fort, et commençait à passer ses après-midi à regarder les troupes s’entraîner au champ de manœuvres, impatient de se mêler à elles.

Sa mère attendait sagement son heure. Les années passant, elle avait cessé de mettre trop ouvertement son fils en avant ; mais ses murmures sournois, ses allusions, ses insinuations selon lesquelles Touthmôsis deviendrait un aussi grand pharaon que son grand-père faisaient leur chemin dans l’entourage du jeune prince. En dépit de l’indifférence générale, la graine semée donnait un fruit qui mûrissait peu à peu.

Hatchepsout balayait d’un éclat de rire les rumeurs empoisonnées propagées par Aset. Elle se sentait si assurée dans son rôle de pharaon qu’elle se croyait enfin à l’abri de tout danger, les rênes du gouvernement politique et religieux bien en main, se faisant obéir par la voix et le fouet. Mais Senmout, que ses fonctions de majordome amenaient à connaître les moindres recoins du palais, se sentait inquiet, et Néhési, particulièrement anxieux.

— Majesté, lui dit-il un jour qu’ils se rendaient ensemble au bord du lac pour y déjeuner après les audiences, il est grand temps d’avoir l’œil sur le jeune Touthmôsis.

— Avoir l’œil ? répliqua-t-elle. Mais pourquoi donc ? Je l’ai constamment sous les yeux : au temple, à ma table, au cours de mes sorties en char. Que voulez-vous de plus ?

Elle riait et le soleil se reflétait sur son heaume incrusté d’or chaque fois qu’elle tournait la tête.

— Il grandit, répondit-il brutalement. Il commence à en avoir assez des interminables psalmodies de ses compagnons chantres et de l’obscurité du sanctuaire. Il s’impatiente et observe les soldats à l’exercice.

— Bah ! Il n’a que douze ans. Vous êtes resté inactif trop longtemps, Néhési. Dois-je faire une autre guerre pour vous donner de nouveau l’occasion de vous battre ?

— Je sais ce que je vois, ajouta-t-il avec entêtement. Puis-je vous faire part de mon avis, Majesté ?

Elle s’arrêta soudain au milieu de l’allée et se tourna vers lui, exaspérée.

— Oui, si vous ne pouvez vous en empêcher, et je vois que c’est le cas.

— Une nouvelle génération de jeunes gens est en train de fleurir au palais : Touthmôsis et ses amis, Yamou-nedjeh, Menkheperrasonb, Min-mose, May, Nakht, et les autres. Ils possèdent l’impétuosité et l’impatience caractéristiques de leur âge, et n’ont rien d’autre à faire qu’à s’agiter en classe ou à courir dans les jardins. Faites entrer Touthmôsis dans l’armée, Très Noble, ainsi que quelques-uns de ses compagnons. Faites-le commencer comme simple recrue et travailler dur. Ne le laissez surtout pas inactif.

Elle scruta son visage noir et fut surprise de le voir aussi expressif. Elle l’avait cru jusqu’à présent imperméable à tout sentiment en raison de la suprême indifférence qu’il affichait mais, cette fois-ci, ses yeux semblaient la supplier.

— Est-ce ainsi que vous agiriez à ma place ? lui demanda-t-elle.

— Non, répondit-il en évitant son regard.

— Alors pourquoi me donnez un conseil que vous ne voudriez suivre ? Que feriez-vous de mon fougueux beau-fils et neveu ?

Néhési sursauta brusquement.

— Ne me le demandez pas, Majesté.

— Mais il faut que je sache ! Dites-le-moi, Néhési. N’êtes-vous pas mon garde du corps et le gardien de ma porte ?

— Souvenez-vous bien, Majesté, que c’est vous qui me l’aurez demandé, dit-il désespéré. Si j’étais vous, je prendrais les mesures nécessaires pour que le prince ne me gêne plus jamais, et j’expulserais sa mère d’Égypte.

Le visage d’Hatchepsout prit progressivement une expression d’intense concentration, et ses yeux le scrutèrent profondément.

— C’est donc là ce que vous feriez ? dit-elle doucement. Et ne pensez-vous pas, général, qu’une telle idée ait déjà pu me venir à l’esprit, en le voyant grandir et ressembler à son grand-père, grand et fier, et déjà habile malgré ses douze ans ? Mais dites-moi, qu’aurait pensé le dieu d’une telle intervention ?

— Il aurait dit que sa fille incarne toute loi et toute vérité, parce qu’elle est son Émanation.

— Non, sûrement pas, répondit-elle en secouant la tête. Voilà ce qu’il aurait dit : « Où est mon fils Touthmôsis, sang de mon sang ? Je ne le vois nulle part, ni au travail ni au jeu. » Et il aurait puni.

— Majesté, répliqua Néhési en se campant fermement sur ses deux pieds et la regardant dans les yeux, vous vous trompez.

— Néhési, répondit-elle en le défiant du regard, je ne me trompe jamais, jamais, au grand jamais.

Ils achevèrent leur promenade en silence, et, avant la fin de la semaine, Touthmôsis, ainsi que Nakht, Menkheperrasonb et Yamou-nedjeh, se trouva enrôlé dans la division de Seth, et s’adonna aux exercices militaires avec fougue, comme un soldat-né.

Néféroura grandissait elle aussi. À douze ans, elle était le fragile et pâle reflet de sa puissante et resplendissante mère ; plutôt bonne élève, c’était une enfant grave qui parcourait le palais de ses pieds nus, en tenant dans ses bras des chats, des petits chiens, ou bien des fleurs. Son esprit encore enfantin, son innocence mêlée à une certaine froideur hautaine la rendaient difficile à comprendre. Toute son affection profonde et bien cachée, tous les élans de son amour étaient d’abord réservés à sa mère et ensuite à sa nourrice. Mais, il lui arrivait de plus en plus souvent de se rendre au champ de manœuvres où, à l’abri d’un parasol, elle regardait le jeune Touthmôsis tirer à l’arc, les muscles tendus sous sa peau mate, et rire avec ses amis.

Néféroura n’avait à présent plus rien en commun avec sa petite sœur. Méryet-Hatchepset, à six ans, était une enfant bruyante et capricieuse. Elle surgit un jour dans les appartements de sa mère et, rouge de rage et de jalousie, l’accusa de lui préférer Néféroura. Hatchepsout ne nia nullement le fait, mais la corrigea très sévèrement, et la petite fille partit se coucher, les fesses cuisantes et la tête pleine de noirs projets de vengeance.